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Entrevue avec Nelly-Ève Rajotte
article par Fnoune Taha
3 novembre 2011
Fnoune Taha
Ton travail vidéo se caractérise rapidement, d’abord par les images qui se dédoublent, se superposent, prenant pour sujet principal d’immenses paysages ou non-lieux, comme des stations-services. S’ajoutent à cela des trames sonores impressionnantes qui viennent augmenter, concentrer l’aspect dramatique de ces images qui défilent sur l’écran.
Il est rare de voir une artiste en art vidéo travailler autant ses bandes sonores. Peux-tu nous expliquer de quelles manières tu opères dans ce rapport son-vidéo ? Et comment sélectionnes-tu tes images ?
Nelly-Ève Rajotte
Le rapport son-vidéo se construit comme un tissage temporel entre le son et l’image. C’est dans un esprit emprunté à la psycho-acoustique que je crée une relation entre l’image et le son. Par exemple, certains sons nous font prendre conscience de notre corps, de son état, pendant que d’autres nous font nous perdre dans l’image. Cette relation amène le spectateur dans un mouvement de va-et-vient entre l’image et le son. Dans cette optique, le son n’est pas seulement utilisé comme support à l’image : il fait partie intégrante de l’œuvre et en est indissociable. Tout comme la composition classique en peinture ou la composition musicale, la vidéo-son se construit dans un mélange de règles tentant de dynamiser et de reconstruire une temporalité, dans une suite de convenances, de règles, de stratégies nous permettant d’une certaine façon de diriger l’attention du spectateur. La composition s’inscrit donc dans le temps entre arrêt et départ sur l’image, son et espace-temps ; entre une certaine forme d’horizontalité et de verticalité.
Mes images son étroitement liées à une thématique que j’explore depuis plusieurs années, soit celle de la disparition. J’étais fascinée par les silhouettes de gens qui disparaissaient dans l’architecture des bâtiments de verre. Comment un lieu pouvait-il représenter, par sa forme, cette idée de disparition ? Ensuite, il y a eu un questionnement sur la temporalité et la disparition. Ainsi, le temps n’étant que suite de disparitions, de petites morts, je me suis intéressée au désert américain. Dans le désert américain, les traces du temps sont palpables. Pour moi, le désert est la figure même de la disparition : le désert américain d’Antonioni comme une figure, un personnage, et le désert théorique de Jean Baudrillard : « Le silence du désert est aussi visuel. Il est fait de l’étendue du regard qui ne trouve nulle part où se réfléchir. » (J. Baudrillard, Amérique, rééd. Biblio-Essais, 1988, p. 11.)
La ligne, figure récurrente dans mon travail, a été aussi utilisée comme repoussoir à l’image vidéographique ; elle était parfois structure et parfois représentation sonore.
Marc Mercier a écrit sur mon travail un texte dans 24 images qui le décrit bien. En voici un court extrait :
« Son œuvre ne se laisse jamais piéger par les évidences visuelles et sonores de ce qu’elle capte de son environnement. Ce qui l’intéresse, c’est ce qui reste quand on a évacué ce qui tape à l’œil et à l’oreille. Il reste l’architecture, l’ossature, sans pour autant abandonner le sensible et c’est là tout le mystère joyeux de sa démarche créatrice. » (M. Mercier, « Leçon des images, le son des images »,24 images, no 149, octobre 2010.)
Fnoune Taha
À l’instar de l’image basique qui incarne ce que nous voyons par le médium de la technologie, tes œuvres comme Muu, où l’on voit des paysages du Sud-Ouest américain avec une bande sonore inspirée d’Il était une fois dans l’Ouest d’Ennio Morricone, traitent davantage de l’évanescence, de la disparition malgré une catharsis livrée par le son. Ce sont des thématiques récurrentes dans ton œuvre : qu’est-ce qui t’attire vers celles-ci ?
Extrait vidéo de l’œuvre Muu.
Nelly-Ève Rajotte
Je suis terrorisée par la mort, l’abandon, la fin, la disparition, mais en même temps ces structures temporelles me fascinent. Le temps est mouvement, et je n’ai aucune prétention à tenter de le figer : j’essaie seulement de le ralentir et de cerner, en quelque sorte, un certain aspect de sa structure. La composition vidéographique amène cette thématique parce que chaque son qui passe, chaque image qui défile court à sa propre perte. Je construis en temporalité : le temps-image, le temps-son. D’une certaine façon, mon travail réfère principalement au médium vidéographique, en résonance avec un questionnement théorique sur le temps et la disparition. Aussi, mes images ne sont jamais une totale disparition, c’est l’évanescence, la presque perte, cette mince limite qui m’intéresse. Résultat : une image-mouvement de laquelle j’ai extrait ses composantes signifiantes pour ne laisser qu’une trace à peine perceptible d’un espace figuratif.
Pour ce qui est de Muu, je me suis intéressée aux clichés cinématographiques de la mort. Le western spaghetti était une excuse magnifique étant donné que, dans sa forme, ce genre cinématographique est exclusivement construit par une trame sonore qui supporte l’image et l’amène vers une narrativité, racontant ici l’histoire d’un cow-boy qui tente de fuir sa propre mort. Le lieu de tournage fait aussi écho à cette thématique : le désert, lieu aride, dangereux, où la survie est extrêmement difficile.
Je savais qu’en allant tourner dans le désert, un problème de taille se poserait : filmer un espace statique où il n’y a aucun mouvement, le vide, et le transposer en une œuvre vidéographique qui impose le mouvement. Une image vidéographique n’est pas une photo. Elle a besoin d’un espace-temps pour se construire. Ainsi, j’avais une suite de plans statiques dans lesquels il ne se passait rien. Des plans statiques d’autant plus clichés que la forme du désert a été souvent utilisée par maints réalisateurs et fait partie intégrante du paysage cinématographique. Comment alors s’en démarquer ?
Dans Muu, tout comme dans Ei, je me suis inspirée du travail d’artistes. Ainsi, dans Ei, c’est le peintre Edward Ruscha qui fut mon point de départ. Je me suis inspirée de l’exposition Long View, où l’on voyait des paysages peints en panoramique exagérément long. Ruscha, dans cette série, tente de rendre le temps et l’espace interchangeables. Les œuvres se lisent en horizontalité et en verticalité. On retrouve aussi des mots dans ses œuvres qui obligent le spectateur à se déplacer pour pouvoir les lire et ainsi rentrer dans le paysage, ce qui l’empêche de lire tout à coup l’œuvre dans son entièreté. Je me suis ainsi questionnée sur la vue de ces œuvres et sur ce que ce principe pourrait donner en vidéo. Je me suis servie de cette façon qu’il avait de faire d’immenses panoramiques. Ainsi, j’ai déconstruit le paysage en plusieurs bandes horizontales dans lesquelles chaque image progressait en verticalité. La projection en extrême panoramique dans une petite salle, avec peu de recul, et les réflexions des paysages sur les plexiglas noirs recouvrant l’espace me donnaient ainsi cette impression d’infinité et de mouvement. J’avais aussi envie de préserver cette idée d’impossibilité de voir l’entièreté des paysages (de l’œuvre) proposée par Ruscha. C’est pour cette raison que j’ai déconstruit par strates les paysages et les parcelles de leurs réflexions en écho.
Dans Muu, j’ai travaillé par blocs de transparence et de flou, donnant à chaque image un mouvement qui lui est propre. Ainsi, les images s’entrecroisent tel un tissage en transparence. Le son a pour rôle de dynamiser l’action. Tout comme dans le western spaghetti, je me suis amusée à le placer en hors champ. Ainsi, il amène le spectateur vers de fausses pistes narratives. On retrouve dans Muu des échantillonnages sonores glanés dans Il était une fois dans l’Ouest et The Good, the Bad and the Ugly. On y retrouve une série de sons mythiques des westerns : les fusils, le cri des chevaux, le vent du désert et le son des bottes dans la terre sèche, accompagnés d’une composition sonore créée à partir de trames de guitare aériennes échantillonnées sur de vieux disques vinyle et redessinées numériquement.
Fnoune Taha
Aussi, l’œuvre SI IS par exemple, tend à amener le spectateur vers une réflexion sur le médium même de la vidéo. Les images ne donnent pas un sens immédiat à la perception, au contraire elles se brouillent, se désincarnent pour aller vers une sorte d’abstraction en continu. Les images se déplacent et confrontent le « regardeur » à la planéité du cadre, en lui faisant perdre tout repère spatiotemporel.
Extrait vidéo de l’œuvre SI IS.
Cherches-tu à dépasser les critères plastiques du médium vidéo pour l’amener sur une frontière poreuse où l’art sonore, la photographie et même la peinture se font face ?
Nelly-Ève Rajotte
« Admettre la mouvance plus que la forme, c’est d’abord changer le rôle du jour et de la lumière. » (Paul Virilio, Esthétique de la disparition, Galilée, 1989, p. 23.)
Peut-être… d’une certaine façon. Pour moi, la vidéo n’est que matière avec laquelle je construis une œuvre. Je suis passionnée par le montage. Que ça soit une histoire ou une sensation que j’essaie de construire pour moi, c’est la même chose, la même finalité, et je la construis de la même façon par une suite de stratégies et de résolutions de problèmes. Je n’utilise pas la vidéo seulement comme excuse pour raconter une histoire. Je l’utilise plutôt pour ses qualités formelles (lumière, espace, son, temps) afin de construire l’œuvre. J’aime aussi déconstruire le cadre ou plutôt construire dans celui-ci, dépasser les formats 16 : 9 ou 4 : 3, m’approprier la surface de projection, le lieu.
J’utilise aussi dans ma composition quelque chose qu’on pourrait qualifier de temps sensible. Je m’explique : à la suite d’un traumatisme ou d’un malheur profond, on a l’impression que le temps se cristallise lentement. Gaston Bachelard, philosophe français des sciences et de la poésie, parle de « sensation de l’instant ». Ce n’est pas que la vue qui est atteinte, il peut s’agir d’une odeur ou d’un son. Cet espace-temps particulier me fascine et inspire mes compositions. On retrouve une tentative de reproduction de cet espace-temps dans mes ralentis, mes superpositions, mon traitement sonore en étirement et mes matières de projection.
Dans le cas de SI IS par exemple, l’environnement n’est pas que simple projection : il s’agit plutôt d’une mise en abyme lumineuse et sonore d’un lieu transposé dans le lieu d’exposition, d’autant plus que ce qui est représenté dans l’image, c’est une réflexion de station-service abandonnée, lieu usuel qui n’a comme seule finalité que son obsolescence. La station-service sur la route était pour moi la métaphore temporelle de la coupure en montage, de la chute ; c’est l’espace qui circonscrit les points A et B de la séquence. Dans l’installation, l’espace même représenté dans la vidéo est impalpable. Il est déjà réflexion de notre lieu et devient à peine perceptible dans les écrans diaphanes se faisant face. Il n’y a pas de début ni de fin, c’est une impression intemporelle d’un lieu à peine perceptible. Il y a clairement un commentaire dans ce travail sur ce que nous voyons et comment la mémoire le transpose. Dans une approche classique de la représentation, on aurait voulu voir l’action qui se déroule sous nos yeux se rattacher à une certaine narrativité. Dans SI IS, le spectateur est plongé plutôt dans une expérience sensorielle et prend place dans l’œuvre même. Il n’est pas passif, attendant de se faire raconter une histoire ; il fait partie prenante de l’œuvre, tentant de décoder les réminiscences de l’image et du son, se situant entre deux écrans et devant se déplacer pour tenter de capter l’image et le son.
Fnoune Taha
Enfin, tu es membre de l’organisme Perte de Signal à Montréal. Peux-tu nous en dire plus ? Quels sont tes projets à venir ?
Nelly-Ève Rajotte
Oui, je suis membre de Perte de Signal depuis 2003. Au début, c’était comme une espèce de mentorat qui me permettait d’apprendre d’une certaine façon le métier d’artiste. Maintenant, pour moi, c’est plutôt un entourage, un groupe auquel je suis associé, qui agit comme distributeur et diffuseur de mon travail et de celui de ses membres. C’est aussi un lieu d’échange d’idées et de techniques avec d’autres artistes en art médiatique. L’artiste se retrouve souvent seul dans sa pratique. L’organisme nous permet de nous implanter dans un réseau et d’y prendre part.
Pour ce qui est des projets à venir, je réfléchis présentement à un projet se rapprochant d’une certaine forme cinématographique, toujours en gardant un espace pour l’expérimentation. Probablement un moyen métrage. Sinon, les expositions à venir sont :
Instants vidéo, Marseille, novembre 2011, http://www.instantsvideo.com/. œuvre_ Muu, Centre d’exposition L’Imagier, Aylmer, du 12 janvier au 18 mars 2012. Composition vidéographique, avec Tim Brady et l’Orchestre symphonique de Laval, 9 mai 2012.
« Ei », Impermanence, exposition avec François Quévillon et Alexis Bellavance, commissariée par Charlotte Panaccio-Letendre, présentée par Perte de Signal, Maison des arts de Drummondville, du 4 septembre au 21 octobre 2012.
Sans signal, avec Antoine Bédard, date et lieu à confirmer.
Koe, installation vidéo et sonore, date et lieu à confirmer.
Un très grand merci à Nelly pour sa collaboration !
Extrait vidéo de l’œuvre Ei.
Extrait vidéo de l’œuvre Ei.
Extrait vidéo de l’œuvre VIHR.